La révolution suisse et les événements de 1803

(texte de la partie publiée par la Tribune de Genève le lundi 3 mars 2003 et reproduite ci-dessous in fine:)

Ceux qui estiment que la Suisse n'a pas à remercier la France de l'avoir aidée à se libérer du régime féodal sont souvent ceux qui arborent tous les 5 mars une cravate noire marquant leur deuil de l'ancien régime bernois. Celui-ci a en effet été battu le 5 mars 1798 par les troupes du général Brune au nord de Berne (Grauholz), malgré une résistance héroïque. Des centaines de soldats français ont perdu la vie ce jour-là afin de faire triompher la démocratie dans ce pays qui leur était étranger. La motivation par le butin du vainqueur est aussi ancienne que la guerre. Le soir même, l'armée française entrait dans Berne et confisquait un trésor estimé à environ 12 millions de francs provenant en grande partie des redevances féodales exigées des Vaudois, Argoviens et autres peuples soumis à la férule bernoise. Ce trésor, qui finançait largement l'Armée des Emigrés opposés à la Révolution, a immédiatement servi à lancer la campagne d'Egypte que, le même jour, le Directoire confiait au commandement de Napoléon Bonaparte (avec environ 54 000 hommes).

Il ne faut pas croire que la Suisse féodale a été envahie d'autorité par les Français révolutionnaires: une grande partie du peuple suisse, informée des réformes de la Révolution française, souhaitait ardemment se libérer de la tutelle de l'ordre ancien. Le Suisse Frédéric-César de la Harpe ne cessait, de Paris, d'engager ses compatriotes à prendre les armes. De la part du Directoire, il y avait la volonté d'épauler les républicains suisses en instaurant des "Républiques soeurs", tout en contrôlant une région assez prospère. Bonaparte, venant de Milan et allant à Rastadt, passa par Lausanne le 22 novembre 1797. Selon les propres termes d'un Bernois: "A cette époque, les Genevois étaient en révolte et la fermentation gagnait le pays de Vaud. A partir de janvier 1798, la révolution éclata entièrement. On planta des "arbres de liberté" partout et les baillis bernois furent obligés de prendre la fuite très vite. Qui ne voulait pas s'attirer des offenses devait porter la cocarde verte ordonnée par Lausanne." (Mémoires de Karl Durheim, précepteur bernois du fils du bailli d'Oron, Jean de Mulinen).

L'impulsion républicaine venait évidemment de la grande République soeur, car comme l'écrivait en juin 2002 M. Claude Reymond, professeur honoraire de l'Université de Lausanne, à la page 124 du volume collectif "Vaud sous l'Acte de Médiation": "l'Acte de Médiation, avec les constitutions qui le complètent, exprime le choix du Premier Consul pour une Confédération d'Etats et contre une Suisse unifiée. La délégation vaudoise à Paris avait apporté avec elle un projet beaucoup plus complet, mais elle ne parvint pas à le faire prévaloir auprès des commissaires français." La Suisse n'a cependant pas été totalement empêchée de définir ses propres institutions car, dans le traité de Lunéville (1801, confirmé en 1802), Bonaparte avait en effet convenu avec l'Autriche de garantir aux Suisses leur propre forme de gouvernement. C'est ainsi que l'ancienne et inégalitaire distinction entre "bourgeois" possédants et simples "habitants" a pu être maintenue  comme sous l'Ancien Régime. La première constitution helvétique, de caractère unitaire et signée le 12 avril 1798 à Aarau et à Paris, puis la deuxième constitution helvétique, de caractère fédéraliste et contenue dans l'Acte de Médiation de 1803, ont été élaborées par des délégations suisses sous l'égide bienveillante de sénateurs-commissaires français, en franche et amicale coopération.

Il faut reconnaître que de nombreux Suisses ont résisté aux réformes démocratiques voulues par le peuple. A telle enseigne qu'en 1800, certains notables et féodaux ont tenté de percevoir leurs anciennes redevances en plus de celles qui avaient été instituées par la nouvelle Constitution républicaine! Dans le pays de Vaud, cette double imposition a provoqué un soulèvement des paysans sous la conduite de Louis Reymond, homme de lettres et officier recruteur pour les troupes auxiliaires vaudoises, dont le "Manifeste" de 1802 précise ce qui suit: "Au moment de la Révolution, il fut promis aux agriculteurs la libération de toutes redevances féodales. Pendant deux ans, ils jouissent des effets de ces promesses: mais la troisième année arrivée, ils voient des arrêtés rigoureux et injustes dans leurs formes sortir d'une autorité provisoire et qui empiraient leur sort."

Louis Reymond s'est ainsi retrouvé, en mai 1802, à la tête d'une troupe d'environ 3500 paysans révoltés, soit le commandement d'un général de division. Il a alors entrepris d'aller de château en château afin de brûler systématiquement les anciens documents dont les nobles voulaient encore se prévaloir pour surtaxer les paysans. Les "Brûle-Papiers" ("Bourla-Papey" en patois vaudois) ont simplement et courageusement tenté d'appliquer l'article 8 de la Constitution helvétique, qui s'énonçait ainsi: "Il n'y a aucune hérédité de pouvoir, de rang et d'honneur. L'usage de tout titre ou institution quelconque qui en réveillerait l'idée sera interdit par des lois pénales. Toute contribution est établie pour l'utilité générale. Elle doit être répartie entre les contribuables en raison de leurs facultés, revenus et jouissance. La terre ne peut être grevée d'aucune charge, redevance ou servitude irrachetable."

Mais, comme avant lui le major Davel, le général Louis Reymond a été honteusement trompé par les notables vaudois, qui ont fait mine d'accepter ses conditions afin de se saisir de lui et de le condamner à mort. C'est une erreur de prénom dans le décret de condamnation, relevée par sa mère, qui a permis de surseoir à l'exécution de Louis Reymond, qui refusera plus tard la "bourgeoisie" offerte par Lausanne. Mais ni lui ni Henri Monod n'ont pu faire disparaître cette distinction inégalitaire, que la Constitution vaudoise de 2002 n'a pas osé modifier et qui a été maintenue comme sous l'Ancien Régime au niveau communal.

Il reste à espérer que ce rappel historique permettra de "remettre l'église au milieu du village" en cette année du bicentenaire de ces extraordinaires événements. (fin de la partie publiée par la Tribune de Genève le lundi 3 mars 2003, p. 18- suite ci-dessous:)

Bonaparte, peut-être en représailles contre l'infâme trahison commise par les notables de Lausanne (se disant "républicains" mais défenseurs en fait des anciens droits féodaux après leur "révolution" d'opérette de 1798, qui a simplement consisté à prendre la place des autorités bernoises en fuite), décide de retirer de Suisse les troupes françaises de libération, devenues suspectes de collusion avec l'ancien régime. La jeune Berne républicaine commence alors à craindre la réaction et l'insurrection des cantons de la Suisse centrale, visant au rétablissement de l'ancien régime. Pour des raisons politiques évidentes (le mouvement réactionnaire devenant menaçant en Suisse allemande), la peine de mort frappant Reymond est précipitamment convertie en simple bannissement par le Conseil de Lausanne, le 19 août 1802. Le 19 septembre, tout le gouvernement républicain helvétique, craignant la réaction féodale, vient se réfugier à Lausanne!

Ne tenant plus en place et malgré le décret de bannissement le frappant, le "général des Bourla-Papey" revient de Thonon et recrute rapidement une petite troupe grâce à laquelle il parvient à reprendre Orbe, tenue par un partisan des anciens Bernois, Pillichody. Le général Reymond est grièvement blessé à la jambe au cours de l'attaque. Les troupes de la jeune République helvétique sont cependant battues à Faoug par les réactionnaires et refluent sur Lausanne.

Bonaparte, craignant que la Suisse revienne à l'ancien régime, offre sa médiation et envoie d'urgence l'armée du général Ney qui, passant rapidement par les Alpes, rétablit la situation en repoussant définitivement la réaction. L'on peut donc en conclure que ce sont deux interventions militaires (celle du général Brune en 1798 et celle du général Ney en 1802) qui ont permis à la jeune Suisse républicaine de se constituer.

La liquidation réelle des droits féodaux n'est décrétée à Lausanne que le 29 septembre 1802, confirmant ainsi la légitimité de la révolte des paysans vaudois au début de la même année. La fidélité des Bourla-Papey à la République helvétique n'est pas totalement oubliée: le 15 octobre 1802, le Sénat leur accorde une amnistie complète et Louis Reymond reçoit du Canton de Vaud, en 1803, une petite pension d'invalide. Lui qui aurait pu facilement se rendre maître de tout le canton en 1802, continue son combat en créant plusieurs journaux d'opinion virulents afin de rappeler constamment les principes républicains aux hommes politiques en place, qui le considèrent comme un "énergumène".

Célibataire très attaché à sa mère, Louis Reymond perd celle-ci le 22 février 1816. Son génie est alors ébranlé.  Comme le mathématicien John Nash dont la vie est décrite dans le magnifique film "Un homme d'exception", Louis Reymond, dont la mission principale avait été effectuée, commence à voir des personnages dont il ne perçoit pas clairement la réalité, tout en gardant ses extraordinaires facultés intellectuelles. On l'interne alors au Champ-de-l'Air, où il continue à lire et à formuler des critiques lucides et acerbes contre les politiciens en place, jusqu'à son décès en 1821, à 49 ans.

La vie courageuse et inspirée de Louis Reymond est exposée dans la thèse du Dr François Hugli. Cette thèse contient une intéressante bibliographie complémentaire et a été publiée par la revue "Tout Comme Vous".  (Denis Bloud)­­­­­­­­­­­­­