(texte intégral de ma lettre:)

La Porte a le pied dans la porte européenne!

Un quotidien suisse a écrit que "l'Europe n'a pas de limites précises, qu'aucun ordre naturel n'enferme la Turquie en Asie". Je tiens à m'élever contre cette affirmation, qui n'est pas vérifiée par les faits, tels que je pense nécessaire de les rappeler ci-après pour mémoire et réflexion.

Géologiquement, la limite entre la plaque tectonique asiatique (supportant 97 % de la surface totale de la Turquie) et la plaque tectonique européenne passe par le détroit des Dardanelles (70 km de long sur 6 km de large en moyenne). Ces deux plaques s'affrontent dans un combat de titans dont on ne perçoit que rarement les effets mais qui continue dans les profondeurs de l'écorce de notre planète. La petite pointe européenne où se trouve Istanbul regroupe environ 5 % de la population turque totale: cette petite Turquie occidentale et européenne n'a de frontières qu'avec la Bulgarie et la Grèce, toutes deux membres de l'Union. Elle est séparée de la grande Turquie -orientale et asiatique- par le détroit du Bosphore. La plus petite largeur de ce bras de mer de 31 km de long entre le continent européen et le continent asiatique n'est que de 700 mètres tandis que sa plus grande largeur est de 3,5 km. Ce goulot entre l'Europe et l'Asie permet le passage d'un navire toutes les dix minutes en moyenne entre la Méditerranée et la mer Noire. La Turquie orientale, autrement dit l'Anatolie où se trouve la capitale Ankara, est frontalière de six pays asiatiques: la Syrie, l'Irak, l'Iran, l'Azerbaïdjan, l'Arménie et la Géorgie.

Linguistiquement, 80 % des Turcs parlent une langue purement asiatique, qui n'a rien à voir avec l'arabe car le groupe turcique (qui compte également l'azéri, l'ouzbek, le turkmène, le kazakh, le kirghiz, …) fait partie de la famille altaïque comme le mongol en Mongolie et le mandchou en Chine. Les 20 % restants parlent le kurde, langue de la famille indo-européenne dont le français fait partie, de même que le grec, l'arménien, le bulgare, l'albanais et l'iranien (perse). La langue géorgienne, parlée par une petite minorité en Turquie, n'est pas non plus une langue indo-européenne mais une langue asiatique comme le turc, appartenant au groupe linguistique caucasien. Cette importante différence culturelle explique à mon avis beaucoup de choses et donne à réfléchir.

Autre fait notable, la population turque est à 99 % musulmane, dont 80 % de sunnites et 20 % de chiites, proportion à peu près inverse de celle de son voisin irakien. On n'y compte que 25 000 catholiques, 25 000 chrétiens chaldéens et environ 200 protestants, de sorte qu'il me paraît également difficile de parler d'une "communauté de valeurs" avec l'Europe chrétienne.

Historiquement, les Turcs ont vaincu les Serbes à Kossovo le 23 juin 1389 mais ont été arrêtés dans leur conquête de l'Occident par leur défaite d'Ankara le 28 juillet 1402, où le sultan Mehmet Ier a été vaincu par l'armée mongole de Tamerlan, lui-même issu de Gengis Khan. Ce n'est qu'un demi-siècle plus tard, le 29 mai 1453, que le sultan Mehmet II -contemporain de Jeanne d'Arc et de Charles VII- a pu s'emparer de Constantinople et la renommer Istanbul, qui n'existe donc en tant que telle que depuis 551 ans. La capitale latine Constantinople l'avait précédée pendant 1123 ans (de 330 à 1453) après avoir été elle-même précédée par la cité grecque de Byzance pendant 997 ans (de -667 à +330). De sorte que l'on peut dire que, depuis la fondation de Byzance, cette ville n'est turque que depuis 24 % de son existence! L'armée turque, toujours désireuse de conquérir l'Occident comme autrefois les Huns et les Mongols, a pu ensuite être arrêtée sur mer à Lépante (le 7 octobre 1571) et sur terre devant la ville de Vienne (le 12 septembre 1683) jusqu'à la fondation de l'empire ottoman au début de ce siècle. Mais l'affaire toute récente de Chypre (1974) montre bien que l'Occident doit rester vigilant contre l'atavique mouvement de l'Asie vers l'Europe, à l'instar des plaques tectoniques correspondantes.

La solution d'adhésion européenne qui s'impose logiquement, si l'on veut bien tenir compte des faits rappelés ci-dessus, consisterait à intégrer dans l'Union un nouvel Etat qui pourrait être appelé "Euroturquie" (23 721 km2). Cette petite Turquie engloberait Istanbul et les 3 provinces qui l'entourent (Edime, Tekirdag et Kirklareli), soit la pointe véritablement européenne de la Turquie actuelle, de façon que la frontière politique de l'Europe se superpose à sa frontière géologique (les détroits). Une telle opération ne changerait rien ou presque aux avantages de la Turquie orientale et asiatique, sinon que les règlements de l'Union européenne ne s'appliqueraient que dans l'Euroturquie. Cette idée reprend un des éléments prévus par les parties signataires du Traité de Sèvres en 1920, qui avaient jugé utile de démilitariser la zone des détroits et de rattacher à la Grèce ces provinces limitrophes.

Denis Bloud

(message envoyé le 18 décembre 2004 à TG + Premier ministre+Le Figaro)

La Turquie revue et corrigée par le Traité de Sèvres en 1920: