« AU GRAND JUGE DE France - Requête en révision d’un arrêt de cour de justice » 211 p., par Charles Maurras (1946)

 Le mystère Gay éclaici (page 73)

Agnès Bloud, petite-fille d’Edmond Bloud, a trouvé ce livre de Charles Maurras en 1999, chez un bouquiniste en Corse. Un chapitre y évoque un prétendu « faux témoignage », lourd de conséquences, de Francisque Gay au procès de Maurras en 1945. Gay ayant été d’abord employé puis associé d’Edmond Bloud, il m’a paru intéressant de faire appel à la mémoire collective familiale sur ces événements voilés d’une feuille de plomb par la tradition judéo-chrétienne et la pudeur. 

Charles Maurras avait été jugé en 1945 pour trahison et intelligences avec l’ennemi . C’était un politicien d’extrême droite qui clouait ses ennemis au Pilori, nom d’une de ses publications. Il n’a jamais eu de cesse de traîner Gay dans la boue, même sous l’Occupation. Il n’a peut-être pas collaboré, mais il s’est trouvé, après l’Occupation, face à ses ennemis politiques dont le parti était devenu dominant en France. Vae victis. F. Gay, comme E. Bloud, était d’un parti pacifiste, devenu le MRP (centriste) et favorisé par Charles de Gaulle à la Libération. Gay vouait à Maurras une haine mortelle de toujours. Son témoignage au procès semble reposer sur des convictions plus que sur des preuves. Il a contribué à la condamnation de Maurras âgé de plus de 80 ans, qui mourra en prison.

Edmond Bloud était âgé de 68 ans en mars 1944, date de la perquisition de la Gestapo aux bureaux des Editions Bloud & Gay, rue Garancière. Il avait pris sa retraite de député et de conseiller général. Il avait par ailleurs été destitué de son poste de maire de Neuilly en janvier 1942 pour « défaut de collaboration ». Il avait déjà eu des malaises congestifs graves,dont il allait mourir en 1948. Gay, moins âgé de quelques années, était le principal animateur de la maison d’édition depuis longtemps. Il avait toujours manifesté, au-delà des convictions communes (Le Sillon de Marc Sangnier), une ambition personnelle forcenée.

Lorsque Jean et Louis Bloud, fils d’Edmond, furent en âge de rejoindre la librairie, Gay avait déjà une position de force du fait de la moindre disponibilité d’Edmond Bloud, accaparé par la politique et maire de Neuilly. Ils étaient, l’un licencié en droit, et l’autre licencié ès-lettres, donc tous deux préparés et destinés à l’édition. Gay mit tout son poids pour refuser ces arrivées programmées : « Ce sera eux ou moi. » Plus tard, il y fera entrer son gendre, monsieur Terrenoire. Ultérieurement, il souscrivit majoritairement à des augmentations de capital de la maison afin d’accroître sa position dirigeante. Ses visées personnelles l’amenèrent également à utiliser les moyens professionnels mis à sa disposition pour atteindre ses objectifs politiques.

Le principal de l’argumentation de Charles Maurras repose sur la lettre de Francisque Gay à Edmond Bloud, en date du 7 avril 1944. Cette lettre, conservée dans les archives familiales Bloud, est jointe en copie. On ne peut rien comprendre à l’affaire sans un rappel des sensibilités de l’époque.  

La guerre de 39 a plongé les pacifistes du mouvement de Marc Sangnier dans la surprise et au bord de contradictions apparentes. Ils entretenaient des amitiés internationales visant à promouvoir la paix après la guerre de 14. Ils se déclareront, par la suite, opposés au démembrement de l’Allemagne du 3e Reich. Ils n’auront raison que cinquante ans plus tard. A la veille de la mobilisation, ils constatèrent que les Allemands, de ceux qui avaient été fidèles au mouvement commun d’amitié entre les peuples, se ralliaient à Hitler. Les pacifistes furent réalistes et se conduisirent en patriotes durant la guerre de 39-45. Auparavant, depuis la guerre de 14, les pacifistes devaient toujours afficher un courage supérieur aux autres afin de ne pas risquer d’être traités de lâches. Ainsi, Louis et Jean avaient-ils effectué leur service militaire dans l’infanterie, l’arme la plus exposée. Tous deux seront mobilisés en 1939. L’aîné, Jean Bloud, sera capitaine d’un régiments de bagnards (Les Joyeux) en Lybie ; Louis Bloud fut affecté aux troupes d’intervalle de la ligne Maginot, en avant de la ligne et face aux Allemands. 

Maurras a donc tenté, pendant des années, de démontrer le non-patriotisme et l’esprit de collaboration de ses ennemis politiques. Il a toujours eu une attitude et des opinions bellicistes et anti-germaniques sans originalité, patriote à sa façon, indépendamment de ses opinions racistes et xénophobes. L’insistance de ses injures a pu contribuer à alerter la Gestapo sur les activités des Editions Bloud & Gay, dont le matériel pouvait éventuellement servir à éditer de la propagande clandestine.  

Le 23 mars 1944, eut lieu une perquisition de la Gestapo, rue Garancière, décrite par Maurras et dans la lettre de Gay : les arrestations, la saisie de papiers et de 400 000 ou même 700 000 francs de l’époque. On saura par Jean Bloud, à mots couverts, que l’on a même passé le typographe Garo « à la gégène ». Le personnel, sauf trois personnes, fut libéré rapidement. Ce n’est qu’après la guerre que l’on comprit que ces trois-là, dont Terrenoire, avaient été déportés en Allemagne. La haine de Gay va donc culminer, car il y a vu l’effet des « dénonciations » répétées de Maurras dans la presse d’Occupation. Sur un plan personnel, il était très inquiet pour sa fille et son petit-fils ; lui-même dut se cacher en banlieue parisienne. On peut donc comprendre la terrible vengeance de Francisque Gay contre Charles Maurras en 1945, même si on peut ne pas l’excuser.

Il est vraisemblable que Gay, son gendre et une partie du personnel ont utilisé la maison d’édition pour rendre des services à la Résistance (impression de tracts…). Cela vaudra une ascension politique à Gay et Terrenoire. Le premier deviendra député et ambassadeur au Canada , l’autre, député et ministre. En matière de résistance, Jean Bloud recevra, en 1958, la Croix de Guerre avec étoile de bronze pour sa participation aux activités du réseau Ronsard Troene pendant l’occupation. Sur un effectif de 175 agents, il y eut 16 morts en déportation, 16 déportés rentrèrent vivants et 3 furent internés. Ce réseau avait été créé en septembre 1941.

La lettre du 7 avril 1944 ne vaut finalement que par les circonstances, bien qu’elle nous laisse des relents ambigus. Le tribunal a davantage retenu le caractère excessif en temps de guerre des accusations de Maurras, qui a attiré l’attention des autorités occupantes sur une maison dont l’apparente soumission pouvait cacher des actions utiles à la France. Maurras ne pouvait négliger ce dernier point en rédigeant ses attaques. En nuisant aux Editions Bloud & Gay, il créait les conditions d’une suspicion de l’occupant et lui livrait d’authentiques résistants sans le savoir : trahison et intelligences avec l’ennemi.

On se souviendra que Madame Blanche Gay, décrite comme une excellente personne, a contribué un temps aux bons résultats  de la Maison grâce à la publication de « Comment j’élève mon enfant » qui eut un succès prodigieux. C’est à la mémoire de Francisque Gay qu’une plaque souvenir –ne mentionnant toutefois pas Edmond Bloud- a été inaugurée en 1967 au numéro 6 de la rue Garancière, sur l’hôtel « Le Relais Saint-Sulpice », autrefois siège de la maison d’édition Bloud & Gay. Une petite rue proche, débouchant sur le boulevard Saint-Michel, porte le nom de Francisque Gay.

Les familles de Jean et Louis Bloud ont conservé la tradition d’une solide inimitié avec Francisque Gay, qui a changé leur destin en empêchant la reprise de la maison d’édition par les fils d’Edmond Bloud, directeur de cette maison (60 % des parts ») jusqu’à son décès en 1948.

Antoine Bloud (né en 1944, fils de Louis Bloud 1903-1981)